LA MAIN SUR LA PIERRE

2022

Plus de huit siècles séparent la pose des premières pierres de l’abbaye de ma présence ici. Je suis seule dans la salle des moines, appelée ainsi car elle servait à leur labeur, au travail du cuir, du textile ou de l’écriture.
Les murs épais estompent les sons du dehors : le chant d’un oiseau, le bruissement des feuilles, le flot des véhicules sur l’autoroute. Les murs épais amplifient les sons du dedans : les pas sur la dalle, le souffle, le frottement du tissu. Des teintes noires et vertes envahissent le bas de l’enceinte, la mousse disperse son odeur humide.
Je pose mon regard sur les parois, les piliers et découvre des marques, graffitis illisibles. Le regard ne suffit pas, il faut que le les lise avec les doigts. J’évalue les bosses, les jointures friables, je sens les lignes en creux.
Par endroit, je crois reconnaître des lettres : L, P ou R.
Je vois des rosaces tracées au compas, sans doute par des tailleurs de pierre.
Un peu partout, des croix, croisements, lignes tremblées, difficiles à former faute d’avoir les bons outils ; gestes réalisés rapidement pour ne pas être vu.
Dans une jointure, il y a deux agrafes, l’une d’elles est rouillée.
Plusieurs inscriptions sont faites à l’encre indélébile. Ici elle révèle un trou.
Certaines marques sont profondes, on dirait des cicatrices.
La peau du doigt se ride.
On dirait guignol et son bâton, on dirait un blason.
Dans une cavité, il y a une mue d’araignée, blanche, cotonneuse. Je l’observe, prise dans la toile fragile et brouillonne, je la touche du bout de l’index, les fils tremblent. J’imagine son corps frêle et ridicule se mouvoir le long des parois. Le jour, elle se cache dans les coins. La nuit, le lieu lui appartient, elle peut gravir les pierres comme bon lui semble. Pour elle, le lieu est vaste comme une planète, les aspérités sont de vieilles montagnes. Comme elle ne voit presque rien, elle se repère avec ses pattes que la soie fait adhérer à la surface.
J’ai photographié les marques à la chambre photographique. Le négatif fait presque la taille d’une main : je l’ai frotté contre la pierre, où la photo a été prise. À travers le négatif mouillé, la pierre semblait douce, presque glissante. Le film a pris la marque de ma main gauche, de mes doigts, il semble couvert de pattes et de soie d’araignée.


Exposition à l’abbaye de Vaucelles du 18 mai au 19 septembre 2022
Texte issu de la publication réalisée à cette occasion.

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